Entrevues avec des intervenantes du milieu
Immigration et affaires : Choisir qui reste et qui repart
Le 30 octobre dernier, le gouvernement de François Legault, suspendait deux importants programmes d'immigration permanente. Quelles pourraient être les conséquences de cette décision dans la région du Suroît? On en discute avec Josiane Leblanc de l'Agence Campi et Francine St-Denis et Alina Buhlac de l'organisme Réseaux.
La première a mis sur pied son entreprise pour venir en aide aux entreprises qui accueillent de la main-d'oeuvre immigrante afin de faciliter l'intégration des travailleurs arrivant de loin. Les secondes sont à l'emploi de Réseaux, un organisme de Vaudreuil-Soulanges offrant une gamme de services à une clientèle immigrante.
« À l'heure actuelle, la région de Salaberry-de-Valleyfield n'est pas encore touchée par les changements dans la loi. Elle pourrait toutefois l'être, si le taux de chômage dépasse le seuil de 6 % sur son territoire. Dans Vaudreuil-Soulanges, c'est le cas. C'est le principal facteur sur lequel se base le gouvernement pour suspendre le traitement des demandes acheminées dans le cadre du EIMT (Étude d'impact sur le marché du travail). Qu'est-ce que le EIMT? C'est un document qu'un employeur doit obtenir avant d'embaucher un travailleur étranger. Pour résumer, les employeurs qui désirent embaucher de la main-d'oeuvre immigrante dans une entreprise située dans une région où le taux de chômage est de plus de 6 % ne peuvent le faire et ne pourront le faire pour les prochains mois», résume Mme Leblanc.
Cela signifie que les entreprises qui ont déposé d'ici le 30 octobre dernier une demande au EIMT ne seront pas remboursées.
«Chaque entreprise qui veut embaucher un travailleur de l'étranger doit débourser des frais de 444 $ par candidat pour cette demande seulement. Une mise à jour du taux de chômage par régions est effectuée à chaque trois mois. Si une région suspend les demandes, car le taux de chômage de celle-ci dépasse le seuil fixé de 6 %, les entreprises perdent leurs dépôts, en plus de devoir recommencer le processus quand le programme sera ouvert de nouveau.»
Choisir qui reste et qui repart
Autre bémol pour les entreprises: le changement de loi sur l'immigration fait en sorte qu'elles devront, en 2025, embaucher moins de main-d'oeuvre provenant de l'étranger.
« Jusque dans les derniers mois, 30% de sa main-d'oeuvre pouvait provenir d'ailleurs. Au cours des prochains mois, ce seuil diminuera à 10%, ce qui est très peu pour une grosse entreprise. Par exemple, un endroit qui compte 400 employés ne pourra compter parmi sa main-d'oeuvre que 40 travailleurs issus de l'immigration. C'est peu. Dans certains cas, les entreprises devront faire des choix parmi leurs travailleurs pour déterminer qui reste et qui part. Ce sera des décisions cruelles, car certains travailleurs sont bien installés et intégrés parmi nous», image Mme Leblanc.
Depuis le 31 octobre dernier, il n'est plus possible de présenter de nouvelles demandes dans le volet Diplômés du Québec et du Programme de l'expérience québécoise. Ces deux mesures sont en vigueur jusqu'au 30 juin 2025, au plus tard, soit jusqu'au moment où les orientations de la prochaine planification pluriannuelle de l'immigration seront connues.
« Tous les dossiers déposés au cours des dernières semaines dans le cadre de ces deux programmes sont gelés. Les gouvernements veulent diminuer le seuil de nouveaux arrivants pour les prochaines années. C'est certain que ça aura des impacts directs sur les milieux de travail. Des entreprises ne voudront, ou ne pourront pas renouveler les permis de travail de certains de leurs employés en raison des nouvelles règles. On sera dans un cul-de-sac administratif qui va faire mal aux entreprises. Lorsqu'elles engagent des travailleurs de l'étranger, les entreprises doivent démontrer au gouvernement qu'elles ont fait des démarches d'affichage de postes pendant des semaines pour trouver des employés et que ça n'a pas fonctionné. Ça va prendre des ressources pour remplacer les travailleurs étrangers qui devront quitter l'entreprise. Qui va les remplacer? Des jeunes de 13 ou14 ans», questionne Mme Leblanc.
Le Programme régulier des travailleurs qualifiés (PRTQ) est mis en pause jusqu'en juin 2025. Le 29 novembre, il sera remplacé par le Programme de sélection des travailleurs qualifiés (PSTQ). Seules les personnes qui ont été invitées par le Ministère à présenter une demande de sélection permanente avant cette date limite verront leur demande être traitée selon les exigences du PRTQ. « Les personnes qui ont déjà déclaré leur intérêt, sans recevoir d'invitation, devront mettre à jour leur déclaration d'intérêt à partir du 29 novembre. Il n'y a pas de frais pour franchir cette étape», précise Mme St-Denis, directrice générale chez Réseaux.
Les étudiants étrangers qui sont de passage au Québec sont aussi concernés par un changement dans la loi. « Ce qu'ils doivent faire dans un premier temps, c'est de demander leur certificat de sélection du Québec (CSQ) pour obtenir leur résidence permanente. Ce que la loi vient de faire, c'est de geler le volet qui leur permettait de faire cette démarche », ajoute Mme Bulhac qui occupe le poste de coordonnatrice en intégration des immigrants chez Réseaux.
Ce que les étudiants étrangers doivent faire, dans un premier temps, c’est demander leur certificat de sélection du Québec (CSQ) pour obtenir leur résidence permanente, ce que la loi vient faire c’est geler le volet qui leur permettait de faire cette démarche.
Des salaires médians déterminés par poste
Au moment de recruter de la main-d'oeuvre étrangère, les entreprises doivent proposer au candidat un salaire basé sur une médiane pour chaque poste. Un facteur qui fait en sorte que ce ne sont pas toutes les entreprises de la province qui peuvent se permettre, financièrement, d'avoir recours à des travailleurs d'ailleurs, estime Mme Leblanc.
« Par exemple, si une entreprise veut engager un technicien spécialisé dans la confection de produits spécialisés, ce dernier est protégé par des grilles salariales fournies par le gouvernement. Il pourrait donc être payé 32 $ en comparaison avec d'autres employés qui n'ont pas de salaires déterminés par une grille. Cela crée une disparité ou une inéquité avec les autres employés du commerce. »
Certains domaines d'emplois tels que la santé, la transformation alimentaire, la construction et l'éducation sont toutefois exclus de cette règle du salaire médium, informe Mme St-Denis. « Pour les autres domaines, les entreprises qui décident d'embaucher des ressources étrangères devront les payer au moins 32,96$ de l'heure, ce qui se situe au-dessus du salaire minimum. Certaines entreprises n'ont carrément pas les moyens d'embaucher des travailleurs étrangers pour cette raison. D'autant plus qu'une entreprise qui décide de le faire devra débourser au moins 9 000$ pour défrayer les coûts des démarches d'immigration. »
Mme St-Denis et sa collègue Mme Bulhac déplorent que les services de garde ne figurent pas dans les exclusions nommées précédemment. « On manque cruellement de main-d'oeuvre dans ce secteur-là. On aurait moins de difficulté à recruter des éducatrices si on acceptait de l'insérer dans la liste des exclusions», précise la paire.
Elles dénoncent aussi les coupures en francisation survenues dans les dernières semaines. « Le CSS des Trois-Lacs a diminué son offre de cours en francisation à l'instar de plusieurs autres instances au Québec. Les nouveaux arrivants qui les suivaient n'ont plus de cours et ne reçoivent plus d'allocations pour les suivre. Ici, chez Réseaux, on essaie de faire des petits groupes pour permettre à certains immigrants d'intégrer le marché du travail rapidement. C'est certain que la décision va faire mal, puisque certains des nouveaux arrivants ne sont pas prêts à intégrer le marché du travail, car ils ne maîtrisent pas assez la langue.»
En terminant, Josiane Leblanc y va même d'une prédiction sombre: « Dans deux ans, les employeurs vont embaucher illégalement de la main-d'oeuvre immigrante et la payer en dessous de la table. Ça va créer un contexte comme dans certaines entreprises des États-Unis, où les situations d'abus se multiplient. Sinon, les travailleurs qui sont intégrés dans la région quitteront vers une autre province au Canada où les lois d'immigration sont différentes », conclut-elle.
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