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Une productrice de Saint-Eustache cultive bananes et autres fruits exotiques en serre

durée 04h30
12 mars 2025
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

7 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

SAINT-EUSTACHE — Nous ne marchons que quelques secondes dans un air épais d’humidité avant qu’apparaisse un premier bananier avec une belle grappe de bananes pas encore tout à fait mûres, puis un autre et ensuite plusieurs arbres remplis d’agrumes ou en fleurs, des papayes, des grenadiers avec de minuscules grenades dont la seule explosion éventuelle en sera une de saveur et ainsi de suite.

Et pourtant, nous ne sommes pas dans la jungle tropicale, mais bien au cœur de l’hiver québécois dans l’étonnante Pépinière Éco-Verdure de Saint-Eustache, au nord-ouest de Montréal, qui s’apprête à consacrer une serre de 8750 pieds carrés entièrement à la production surtout de bananes, mais aussi d’autres fruits exotiques.

«Il y a trois ans, quand j'ai dit à mon père: "Pa, on essaie ça", même là je ne croyais pas que ça allait fonctionner, c'était expérimental. Mais je me suis dit pourquoi pas?», raconte Myriam Claude, dont le cerveau est lui-même une pépinière d’idées qui se bousculent et que d’aucuns qualifieraient, à tort, de saugrenues. Elle s’est donc mise à la tâche de prouver à son père, Jacques Claude, propriétaire de l’entreprise familiale, que ce qu’elle-même croyait impossible il n’y a pas si longtemps, était possible.

1500 bananes en deux mois

«Quand j'ai planté les bananiers, dès qu'ils ont produit des bananes après six mois – la première fleur est sortie dès que je l'ai planté – il a compris que ça fonctionnait, puis qu'il fallait miser là-dessus.» Deux bananiers, ça ne fait pas beaucoup de bananes, direz-vous. Détrompez-vous. «Avec deux plants, j'ai eu six grappes de 250 bananes en deux mois et j'ai tout vendu très vite.» Faites le calcul: on parle ici de 1500 bananes en deux mois avec deux plants.

Maintenant, imaginez la grande serre mentionnée plus haut. «Je vais avoir au moins 100 à 150 plants. Ensuite chaque plant va se diviser en trois troncs par exemple, donc chaque plant va me donner trois grappes. Il va y en avoir de la banane!», s’exclame Myriam Claude avec un grand sourire. Cette fois, le calcul devient vertigineux: à 100 plants, on parle de 75 000 bananes à chaque récolte et de plus de 110 000 si on monte à 150 plants.

L’intérêt, dit-elle, est plus que palpable. «Avec la dernière pub de banane qu'on a faite, on a touché jusqu'à 145 000 personnes. On ne s'attendait vraiment pas à ça. C'est ce qui a fait en sorte que mon père a accepté le fait que je voulais faire une serre de fruits exotiques. Ça lui a prouvé un peu que je connais mon affaire», dit-elle fièrement.

Un tout autre fruit

La banane pourrait être vue comme un curieux choix puisqu’il s’agit d’un des fruits les moins chers sur le marché. La banane de Saint-Eustache, elle, se vend 5 $ pour une grappe de six bananes, mais «je n'ai même pas le temps de les vendre jaunes. Les gens achètent et disent qu'ils vont les faire mûrir à la maison». La raison de cet engouement va bien au-delà de la volonté – quand même bien exprimée des clients – de favoriser l’achat local, explique Jacques Claude. «Ce n'est pas du tout comme les bananes qui viennent du marché. Premièrement, elles ont beaucoup plus de goût, et elles sont plus riches. Tu en manges une et tu n'as pas le goût d'en manger une deuxième parce tu es rassasié. C'est vraiment, vraiment bon.»

«Dès que les gens y ont goûté, ils en veulent d’autres parce que ça ne goûte vraiment pas la même chose. Elle est extrêmement "bourrante". Moi, c'est mon déjeuner. Elle me soutient jusqu'à un heure, deux heures. Elles sont denses», renchérit Myriam Claude en expliquant que la banane importée est transformée par la présence de préservatifs pour lui permettre de se rendre chez nous en bon état. «J'ai l'impression que ça goûte le styrofoam», laisse-t-elle tomber sans appel.

Myriam Claude carbure à l’innovation. La pépinière, qui vend par exemple tout ce qu’il faut pour aménager un bassin d’eau, est elle-même remplie de ces bassins à l’intérieur qui produisent l’humidité requise. Et ces bassins sont remplis de koï – des carpes japonaises – qui s’insèrent dans la chaîne alimentaire. «Au début, on arrosait normalement et j'ai dit à mon père qu'il faudrait amener une part d'engrais, un fertilisant qui pourrait "booster" un peu. Et je me suis dit qu'on pourrait essayer avec l'eau des poissons. Je n'ai jamais eu autant de bons résultats! Un arrosage sur trois, je passe avec ma chaudière dans mes bassins et je vais gratter les roches, ce qui fait qu'il y a de l'algue, les déchets des poissons, du nitrate qui se transforme en azote. L'azote va aider la verdure, renforcer le plant contre les maladies. J’ai eu les meilleurs résultats depuis que je fais ça et maintenant je l'utilise pour toutes mes autres sortes d'agrumes.»

Des fruits impensables au Québec

Car des sortes d’agrumes, il y en a: calamondin, citron, citron caviar, citron rose, citron Ponderosa, lime, lime rouge, key lime, oranges, tangerines. En plus des papayes et pommes grenades déjà mentionnées, la jeune femme expérimente aussi avec l’ananas, le fruit de la passion, la goyave, le kumquat, la figue, la mangue. Des noix de coco étaient à produire d’immenses tiges à notre passage et ses yeux s’illuminent de bonheur lorsqu’elle parle du cacao. Même la modeste banane ne suffit pas. «On a des bananes spéciales qui s'en viennent. Des bananes bleu-turquoise, des bananes roses, des rouges, des grosses comme des courges. Je ne savais même pas que ça existait. Je pousse mes recherches là-dedans parce qu'on veut ça.»

«C'est pour ça que je veux faire les fruits exotiques, c'est que personne n'en fait. Je ne veux pas faire ce que les autres font, c'est trop facile», lance-t-elle en riant de bon cœur. Autodidacte, elle explique que «tout ça vient de ma tête. On a accès à plusieurs choses avec nos fournisseurs et plus j'en voyais sur les listes, je voyais du gingembre, je voyais du curcuma, je voyais des plants de poivre et je me disais: "voyons on peut tout faire pousser, il n’y a plus de limites!" Et quand je me suis embarquée dans les fruits exotiques, j’ai trouvé que c’était une culture que j'aime. C'est différent et les gens disent: "Oh mon Dieu, je me sens comme en voyage". Oui, mais c'est un voyage à Saint-Eustache.»

L’entreprise produira donc assez de fruits exotiques pour réaliser un autre rêve. «Je veux une épicerie fine en avant, c'est ce que j'explique à mon père. Je veux amener l'autosuffisance. On veut chauffer avec un système de biomasse pour que tous mes déchets organiques se transforment en gaz naturel pour chauffer mes serres, plutôt que d'utiliser du gaz qu'on retire du sol, ce qui n'est pas nécessairement bon pour notre planète. J'essaie d'arriver à ne faire aucun déchet.»

Contrer le déclin

Jacques Claude n’a pas été si difficile à convaincre en voyant les résultats inattendus de sa fille avec les fruits exotiques. La grande serre dont elle prend possession était consacrée aux annuelles et vivaces, «mais dans les centres jardin, les pépinières, les ventes ont beaucoup diminué après la pandémie. On a misé, depuis la pandémie, sur la production de plantes d'intérieur, ce qui a bien été, mais le reste n'est plus ce que c'était. La diminution a obligé à faire des choix», explique-t-il.

L’histoire pourrait se terminer là et ce serait déjà beaucoup si ce n’était du puits sans fond d’initiatives qu’est Myriam Claude. Elle prévoit aussi faire pousser du pawpaw (asimine), un fruit oublié qui pousse en Amérique du Nord jusque dans le sud de l’Ontario. «On va commencer à en faire en champ ici. L'arbre devient mature après quatre ans. C'est un fruit exotique et rustique dont le goût est un mélange de banane, de mangue et de kiwi.»

Des idées qui poussent comme des champignons

Avant même les bananes et autres fruits, Myriam Claude faisait des tests pour la culture de champignons comestibles à la serre. «On va avoir une champignonnière ici. Tout est prêt: j'ai déjà mon système d'humidité, mon chauffage» et les planètes se sont alignées pour lui donner accès à un boisé grâce au programme Innoparc agricole de la Ville de Saint-Eustache. «Je vais avoir trois hectares de boisé pour produire tout ce que je ne peux pas obtenir ici.» Elle compte produire en serre des champignons lions mane (crinière de lion) et des pleurotes, entre autres. Dans le boisé, des shiitake, des lactaires «et d’autres sortes moins connues».

Elle et son père vont même essayer de faire hiverner des bananiers en plein champ. «On veut voir s'ils peuvent rester dehors, explique Jacques Claude. On va le couper à ras le sol et on va l'abriller, mais ça va repartir avec une nouvelle pousse. Quand il y a de la neige, c'est bon. Ça isole. Mais si on a un hiver sans neige et qu'il fait très froid, on oublie ça. On fait des tests.»

On pourrait appliquer à Myriam Claude cette célèbre citation de Mark Twain: «Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait», mais la jeune femme a sa propre version. «Comme j'explique tout le temps, la seule limite qu'on a est dans notre tête.»

Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne

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