«Nommer les choses»: reconnaître le «féminicide» 35 ans après le massacre de Montréal
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — À l'approche du 35e anniversaire du massacre de Montréal vendredi, Annie Ross, professeure de génie mécanique à Polytechnique Montréal, a déclaré qu'elle pensait souvent à celles qui ont vécu la tragédie, mais qui souffrent encore en silence.
Le 6 décembre 1989, un homme motivé par une haine des féministes a tué par balle 14 femmes et blessé 13 autres personnes à l'école d'ingénierie de Montréal affiliée à l'Université de Montréal.
Mme Ross était en quatrième année de génie mécanique à Polytechnique et a évité de justesse le tireur. Ses camarades n'ont pas eu cette chance.
«Ce jour-là, j'étudiais à Polytechnique, je préparais mes examens et j'étais censée les accompagner en classe – avec ce groupe. Il y en avait qui présentaient leur projet final et c'était passionnant», a raconté Mme Ross dans une récente entrevue.
Mais au lieu d'entrer en classe, elle a décidé de rentrer chez elle et d'étudier. «C'était quelques minutes avant que la tragédie ne se produise (et) quand je suis rentrée à la maison, c'était fini.»
Plusieurs de ses amies ont été assassinées ce jour-là, des gens qui étaient pour elle un lien vital avec la ville, car elle venait de déménager à Montréal du Nouveau-Brunswick. «C'est stupide, mais j'ai eu l'impression de les avoir laissées tomber, parce que je n'étais pas là pour elles, même si ce n'est pas du tout rationnel.»
Par la suite, lors des événements en hommage aux morts et aux survivants, elle s'est sentie comme une intruse, comme si les souvenirs de cette journée ne lui appartenaient pas. «C'était assez difficile à traverser.»
Elle n'a pas été témoin de la violence, mais elle en a été profondément affectée. Et 35 ans plus tard, Annie Ross, qui est également vice-présidente adjointe à la recherche à l'institution, évite certaines parties de l'école.
Elle imagine que beaucoup de gens sont aux prises avec quelque chose de similaire, en train de lutter en silence. «Ils souffrent, ils souffrent encore et cela durera toute leur vie, donc c'est un grand, grand vide.»
Une nuit d'horreur pour les familles
Les noms des 14 femmes tuées ce jour-là sont gravés dans le cœur et l'esprit des Montréalais; plusieurs peuvent réciter leurs noms de mémoire: Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte et Barbara Klucznik-Widajewicz.
L'une des camarades de classe d'Annie Ross était Nathalie Provost.
Cette dernière a été touchée par quatre balles lors de l'attaque et est devenue la porte-parole des survivants et une militante pour des lois plus strictes sur le contrôle des armes à feu, un combat qui se poursuit 35 ans plus tard. Dans une entrevue cette semaine, Mme Provost a déclaré qu'elle penserait vendredi à tous les parents d'élèves de l'école ce jour-là, en 1989, des parents qui ont probablement vécu l'enfer et en sont revenus. La mère de Nathalie Provost est décédée cette année.
«Je ne peux pas imaginer à quel point cette nuit a dû être horrible pour toutes les familles, pour ma mère qui attendait un appel de ma part. Et je sais aussi la possibilité qu'une chose comme Polytechnique puisse se reproduire», a déclaré Mme Provost, les larmes aux yeux.
«Je pense que je garderai dans mon cœur le souvenir de ma mère et de toutes les familles qui ont dû vivre cette nuit horrible.»
Nathalie Provost a dit qu'elle se réconforte également du fait que la santé mentale – le stress post-traumatique et la stigmatisation associée à la maladie mentale – est beaucoup plus évoquée qu'il y a 35 ans. «J'avais besoin d'aide et j'ai eu beaucoup de chance, car je l'ai obtenue… mais nous sommes de plus en plus bienveillants envers les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale», a confié Mme Provost.
En 1991, le 6 décembre a été proclamé par le gouvernement fédéral Journée nationale de commémoration et d'action contre la violence faite aux femmes. Mais ce n'est que plus récemment que l'attaque a été qualifiée d'«antiféministe».
Aujourd'hui, le terme «féminicide» est plus fréquemment utilisé pour décrire le meurtre de femmes. Selon Mme Provost, l'utilisation accrue de ce mot est le reflet d'une société qui s'attaque à la forte prévalence de la violence fondée sur le sexe.
«Nous sommes de plus en plus capables de nommer les choses... nous sommes maintenant capables de nommer la réalité et d'y faire face, ce qui n'était pas le cas il y a 35 ans.»
Ouvrir toutes les portes à tous et toutes
Pour Annie Ross, l'un de ses objectifs est d'augmenter le nombre de femmes ingénieures diplômées au Canada. Il n'y a pas de lien direct entre la tragédie de 1989 et sa mission, dit-elle, mais «au contraire, cela a renforcé ce sentiment que toutes les portes devraient être ouvertes à tous.»
Mme Ross a souligné qu'en 1989, elle était la seule étudiante de sa classe, mais ne s'est jamais sentie à sa place. «Cependant, j'ai appris que ce n'est pas la même chose pour toutes les filles.»
À Polytechnique, 32 % des nouveaux étudiants étaient des femmes ce semestre. La professeure Ross a déclaré que ce chiffre augmente d'un demi-point de pourcentage chaque année. «C’est positif, mais c’est assez bas, et à ce rythme, il faudra beaucoup de temps avant d’atteindre ce que l’on appelle la zone de parité», a-t-elle expliqué. Au Québec, 85 % des ingénieurs sont des hommes, selon l’ordre des ingénieurs de la province, a ajouté Mme Ross.
Elle se demande à qui revient la responsabilité de changer cela. «Est-ce aux femmes? Est-ce aux filles? Est-ce aux enseignants? Est-ce aux décideurs? Et surtout, est-ce aux hommes?»
Une jeune ingénieure, Makenna Kuzyk, est la 10e récipiendaire de l’Ordre de la rose blanche, une bourse de 50 000 $ décernée chaque année à une étudiante en génie au Canada qui souhaite s’inscrire à des études supérieures en génie n’importe où dans le monde. À partir de 2025, il est prévu d’élargir la récompense, avec pour objectif éventuel d’attribuer 14 bourses par an.
Mme Kuzyk, 23 ans, de Calgary, a obtenu son diplôme de premier cycle à l'Université de l'Alberta en génie mécanique et fréquentera l'International Test Pilots School, à London, en Ontario, à partir du mois prochain pour y suivre des cours d'ingénierie d'essais en vol. Elle est seulement la deuxième civile et la première femme à le faire.
Dans une entrevue, elle a confié que le fait de voir un livre sur le massacre sur la table de la maison d'un parent - plusieurs des victimes avaient le même âge qu'elle - a attiré son attention.
«C'est devenu vraiment personnel pour moi, je suppose que je me suis sentie vraiment liée à cette histoire et cela m'a donné envie de faire changer les choses, parce que cela m'a touché de près», a expliqué l'étudiante. «La motivation est de ne pas les laisser tomber dans l'oubli et de porter leurs rêves, c'est en quelque sorte ce que je veux faire.»
Sidhartha Banerjee, La Presse Canadienne