Les opposants à la voie de contournement en croisade pour la nappe phréatique
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Par La Presse Canadienne, 2024
LAC-MÉGANTIC — Dans une modeste maison remplie de bibelots, sur une ferme le long de la route 204, en haut d’une côte, juste à l’extérieur de Lac-Mégantic, Yolande Boulanger sort une pile de feuilles de papier.
Elle a amassé pas moins de 250 signatures d’une pétition pour la tenue de consultations du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) sur le projet de voie ferrée de contournement à Lac-Mégantic.
Concocté après la catastrophe de 2013 qui a fait 47 morts et rasé le centre-ville, ce projet controversé mené par le fédéral consiste à faire dévier le chemin de fer actuel dans un grand arc d’est en ouest sur 12,5 km, pour éviter qu’un pareil désastre ne se répète.
Coût estimé : plus de 1 milliard $, financé à 60 % par Ottawa et 40 % par Québec, pour l’usage du transporteur Canadien Pacifique (CPKC).
«Moi toute seule, la p’tite vieille, j’ai ramassé 250 signatures, à aller prendre des cafés au Tim Hortons, aller dans les assemblées de l’âge d’or, des dîners où il y avait ben du monde, a-t-elle relaté au cours d’une entrevue avec La Presse Canadienne diffusée lundi. C’est assez bon, je pense!»
Le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, a déjà dit non à une requête favorable à un nouveau BAPE, en rappelant que des consultations avaient déjà été organisées et qu’il fallait maintenant aller de l’avant.
Mais c’était avant cette pétition qui sera déposée à l’Assemblée nationale sous peu, plaide Mme Boulanger. Presque 2000 signatures ont été amassées partout au Québec.
«Il n’y a pas qu’à Mégantic, Frontenac et Nantes que des gens trouvent ça niaiseux, ce projet-là», a-t-elle dit.
«J’ai de la parenté un peu partout et ils trouvent ça épouvantable que les autorités n’ont pas plus de conscience que ça.»
La femme âgée est devenue avec le temps une des figures de la résistance au projet actuel.
Elle a pourtant été personnellement éprouvée par la catastrophe. Elle a perdu son petit-fils: Frédéric Boutin, à 19 ans, mort asphyxié en tentant de se sauver de son logement où il dormait.
Mme Boulanger pourrait être expropriée pour 35 acres et demi de sa terre, - le train passerait d’ailleurs à proximité derrière sa demeure - mais elle assure que ce n’est pas ce qui la mobilise, elle qui a déjà été expropriée pour le passage de la route 204 et la route de contournement de Lac-Mégantic.
«Yolande n’avait pas chiâlé, mais là, elle trouve que ça n’a pas d’allure, alors elle n’a pas fini de chiâler», assure-t-elle, assise à sa table de cuisine.
Mme Boulanger soutient même qu’un employé de Transports Canada a tenté de l’intimider dans les démarches d’expropriation, mais elle n’en démord pas. Elle mène maintenant une croisade pour défendre la nappe phréatique, qui alimente les municipalités environnantes, Lac-Mégantic, Frontenac, Nantes.
Le projet de voie de contournement requiert de creuser une tranchée importante qui va affecter la nappe phréatique.
Pas moins de 33 000 chargements de granit devraient être transbordés, dénonce Mme Boulanger.
«Ma maison va trembler, je ne voudrais pas que ma crème vire en beurre dans le frigo.»
Durant le dénoyage, on pourrait devoir déverser jusqu’à 55 millions de litres d’eau quotidiennement dans la rivière Chaudière, affirme-t-on à partir des études fédérales.
«On défonce la nappe phréatique, ça va arriver avec quelle force?» s’inquiète-t-elle.
Le courant pourrait charrier des sédiments et le pétrole lourd qui s’est déposé au fond de la Chaudière, soutiennent les opposants.
Une MRC de la Beauce a déjà exprimé des inquiétudes concernant son approvisionnement en eau.
Milieux humides
De plus, une centaine d’hectares de milieux humides serait endommagée par le passage de la nouvelle voie ferrée, mais les estimations des surfaces affectées varient, ce que déplorent les maires de Nantes et de Frontenac, opposés au tracé projeté.
Le Programme régional des milieux humides et hydriques de la MRC du Granit répertorie 110 hectares de milieux humides qui seraient détruits, sur les 138 hectares requis pour la voie projetée, a cité le maire de Frontenac, Gaby Gendron, au cours d’un entretien à son bureau, dans le sous-sol d’un bâtiment multifonctionnel.
Selon lui, la perte de ces «éponges» qui absorbe les précipitations et les crues serait dévastatrice.
Après la publication d’études environnementales en 2022, Frontenac a donc décidé de s’opposer au projet actuel de voie de contournement.
Sa municipalité participe pourtant à un programme de surveillance de 137 puits avec Lac-Mégantic et Nantes, mais le programme n’apporte pas suffisamment de garanties selon Gaby Gendron et Frontenac a elle-même fait appel à son propre hydrogéologue.
Il réclame la tenue d’un nouveau BAPE, tout comme l’Union des producteurs agricoles et plusieurs autres groupes.
Mme Boulanger soutient que le tracé devrait plutôt se raccorder un peu plus à l’est à l’emprise d’un ancien chemin de fer de la Québec Central, qui sert aujourd’hui de sentier de VTT et qui n’affecterait pas apparemment la nappe phréatique. Selon elle, il aurait fallu étudier plus attentivement plusieurs options de tracé.
Une «omertà»
Les opposants accusent les décideurs politiques à Québec et Ottawa de ne pas leur prêter oreille, tout comme leur député caquiste à l’Assemblée nationale, François Jacques, et leur représentant fédéral, le conservateur Luc Berthold.
«François Jacques ne nous écoute pas du tout, il est ‘enfirouapé’ par la mairesse» de Lac-Mégantic, Julie Morin, a fustigé Mme Boulanger.
C’est rien de moins qu’une «omertà» des députés et ministres de Québec et d’Ottawa, a accusé le maire de Nantes, Daniel Gendron, au cours d’une entrevue.
«On a écrit au ministre de l’Environnement, Benoit Charrette, il ne nous répond même pas!»
Il dit même qu’il a payé de sa poche un billet pour un cocktail-bénéfice de la CAQ afin de rencontrer la ministre des Transports, Geneviève Guilbault, sans résultat.
Il affirme aussi avoir communiqué avec Pablo Rodriguez du temps où il était ministre fédéral des Transports, en vain, et que son collègue le ministre Jean-Yves Duclos l’avait par ailleurs appelé pour prendre compte de ses appréhensions, sans effet non plus.
«On n’a aucune coopération», a-t-il regretté.
Enfin, Daniel Gendron a aussi tenté d’entrer en contact avec le grand patron du CPKC mais quand il a fait savoir qu’il voulait parler de la voie de contournement, il a encaissé une fin de non-recevoir.
Yolande Boulanger mise notamment sur une volte-face du député conservateur Luc Berthold, si son parti accède au pouvoir lors des élections fédérales à venir.
Devant la facture du projet qui pourrait s’élever à 1 milliard $, «M. Berthold va peut-être changer d’idée, (son chef) Pierre Poilievre est pas mal gratteux», estime-t-elle.
Patrice Bergeron, La Presse Canadienne