Le Kenya bloque le traitement des demandes de réfugiés LGBTQ+, selon l'ONU
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Par La Presse Canadienne, 2024
NAIROBI — Les Nations unies affirment que le gouvernement kényan empêche les pays occidentaux comme le Canada d'accueillir des réfugiés LGBTQ+, laissant des centaines de personnes désespérées languir dans des camps de réfugiés dangereux ou des installations secrètes au Kenya.
Le blocage des permis de sortie par le gouvernement kényan a conduit certains à fuir ce pays pour des conditions encore plus précaires au Soudan du Sud, dans l'espoir d'atteindre par la suite un pays occidental.
La Presse Canadienne s'est rendue au Kenya dans le cadre d'une série de reportages d'enquête sur le recul mondial des droits LGBTQ+ et ses conséquences pour le Canada, notamment les difficultés croissantes que rencontrent les Canadiens qui veulent accueillir des réfugiés.
L'Office du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a souligné à La Presse Canadienne que le gouvernement kényan avait cessé de traiter la plupart des demandes d'asile fondées sur l'orientation sexuelle ou l'identité de genre, bien que ces deux motifs soient reconnus pour de telles requêtes.
Le Kenya traitait auparavant ces demandes d'asile au même rythme que les autres motifs, a déclaré l'agence de l'ONU. «Depuis 2021, le HCR a observé que ces demandes étaient de plus en plus mises en attente sans qu'une décision ne soit prise», a écrit un porte-parole de l'agence qui a son siège à Genève.
C'est même le cas pour les réfugiés qui ont déjà passé les contrôles de sécurité et de santé de l'immigration canadienne et qui ont reçu des documents de voyage officiels canadiens, certains à plusieurs reprises.
La situation s'est aggravée l'année dernière, alors que le Kenya a presque interrompu l'enregistrement des demandeurs LGBTQ+, dont ils ont besoin pour travailler légalement, accéder aux prestations et aux soins de santé, ou pour ouvrir un compte bancaire.
«Depuis la fin de 2023, le HCR a été informé que les personnes présentant de telles demandes ont parfois été refusées ou ont fait l'objet d'un enregistrement retardé, bien que le gouvernement n'ait fait aucune communication officielle indiquant que l'enregistrement avait été suspendu pour ce groupe, a déclaré l'agence de l'ONU.
«Rainbow Railroad», une organisation internationale de réinstallation établie à Toronto, suit la situation de près. La responsable des programmes, Devon Matthews, a déclaré que le Kenya était devenu un «goulot d'étranglement» pour les demandes de réfugiés LGBTQ+.
«(Ceux) qui sont les plus à risque [dans la région] fuient vers le Kenya — et se retrouvent entièrement coincés dans la structure de traitement des réfugiés», a-t-elle déclaré.
Cinq ans d'attente
Le Kenya, un pays généralement stable qui borde plusieurs États qui connaissent des guerres et des conflits ethniques, abrite deux des plus importants camps de réfugiés au monde. Depuis 2006, le Kenya gère les décisions relatives aux réfugiés au nom de l’ONU, en utilisant les critères de l’ONU pour interroger les demandeurs d’asile et décider s’ils sont admissibles à la protection.
Selon Ibrahim Kazibwe, fondateur de la «Community Empowerment and Self-Support Organization» à Nairobi, les réfugiés se font de plus en plus dire qu’ils n’obtiendront pas d’entretien avant cinq ans s’ils ont demandé l’asile en raison de leur appartenance à une minorité sexuelle ou de genre. «Le gouvernement a tout mis en suspens pour les cas (LGBTQ+)», a déclaré M. Kazibwe.
Le responsable mondial de la réinstallation des réfugiés de l’ONU soutient que son agence a essayé de négocier avec le gouvernement kényan pour qu’il abandonne ses restrictions et se conforme aux obligations internationales, qualifiant la situation actuelle de «problème très réel» pour les personnes LGBTQ+.
«Nous devons procéder de manière plutôt discrète, pour ne pas mettre en danger les personnes elles-mêmes», a expliqué à La Presse Canadienne le haut-commissaire du HCR, Filippo Grandi, lors d’une entrevue en novembre.
Pour lui, il est clair que les réfugiés LGBTQ+ qui fuient vers certains pays ne sont toujours pas en sécurité, même lorsque ces États prétendent suivre les règles de l’ONU. «La réinstallation est très importante, car dans de nombreuses situations, c’est la seule solution: la réinstallation dans des pays comme le Canada qui accueillent favorablement les personnes dans ces situations», a déclaré M. Grandi.
M. Kazibwe a fui son Ouganda natal il y a dix ans et gère aujourd’hui un refuge pour réfugiés à la périphérie de Nairobi, au Kenya voisin. Il a d’abord vécu quatre ans dans le vaste camp de réfugiés de Kakuma, une étendue aride qui abrite près de 300 000 personnes venues de toute l’Afrique de l’Est.
Il soutient que les personnes LGBTQ+ comme lui étaient régulièrement victimes de discrimination et de violences physiques de la part d’autres résidents du camp, ainsi que de la part d’homophobes locaux.
Les contacts que M. Kazibwe a gardés dans le camp de Kakuma lui signalent encore des agressions presque tous les mois. Le gouvernement kényan a refusé la demande de La Presse Canadienne de visiter le camp en juillet dernier, invoquant des manifestations de grande ampleur sans rapport avec l’affaire.
Vers le Soudan du Sud
La situation des personnes LGBTQ+ à Kakuma est devenue si désastreuse que des centaines de personnes ont fui le camp et ont amorcé un périple de 400 kilomètres jusqu'au camp beaucoup plus petit de Gorom, au Soudan du Sud, un pays pourtant en proie à un conflit armé, dans l'espoir d'être éventuellement réinstallées dans un pays occidental.
Le HCR rapporte que plus de 450 réfugiés LGBTQ+ ont fait le voyage de Kakuma jusqu'au Soudan du Sud depuis janvier seulement. Parmi eux, 28 ont été réinstallés aux États-Unis, a déclaré l'agence.
Ces départs ont alimenté les rumeurs selon lesquelles les personnes LGBTQ+ pourraient maintenant éviter des années d'attente à Kakuma et être réinstallées rapidement dans des pays occidentaux. Mais le camp abrite désormais plus de cinq fois plus de personnes que ce pour quoi il avait été conçu et la situation humanitaire y est considérée comme «extrêmement désastreuse» par le HCR.
L'agence souligne que le Soudan du Sud a finalement suivi l'exemple du Kenya en interdisant l'enregistrement des demandes d'asile fondées sur l'orientation sexuelle ou l'identité de genre.
Deux personnes LGBTQ+ du camp de Gorom, qui ont demandé que leurs noms ne soient pas publiés pour des raisons de sécurité, ont décrit dans des entretiens vidéo une pénurie de toilettes et de nourriture, ainsi que l'hostilité des autres réfugiés.
Les restrictions imposées par le Kenya sont intervenues malgré les appels de certains législateurs du pays à expulser les personnes LGBTQ+ du pays. Lors d'un rassemblement antihomosexuels à Mombasa en septembre 2023, le député Mohammed Ali a dénoncé les identités LGBTQ+ comme une importation occidentale.
«Si vous voulez des homosexuels, obtenez-leur des visas et emmenez-les chez vous», a-t-il lancé.
M. Ali fait partie des députés qui soutiennent un projet de loi visant à réprimer les personnes LGBTQ+ au Kenya. Le projet de loi vise à expulser tout réfugié ou demandeur d'asile qui commet des actes homosexuels ou défend les droits des LGBTQ+.
En août, le responsable du traitement des demandes d'asile au Kenya a contesté la politique bien établie de l'ONU selon laquelle l'orientation sexuelle et l'identité de genre constituent des motifs de statut de réfugié.
«Le gouvernement du Kenya n’a jamais prévu cela. Cela ne sera pas fourni, ni introduit (ou) perpétué par les réfugiés», déclarait le commissaire kényan aux réfugiés John Burugu lors d’un forum du 28 août pour les organisations de réfugiés, lorsqu’il a été interrogé sur le retard dans le traitement des dossiers LGBTQ+.
Il a déclaré que les critères pour le statut de réfugié incluent la persécution et le génocide, mais pas ce qu’il a simplement appelé «ces lettres». Les militants pensent qu’il parlait de l’acronyme LGBTQ+.
«Ce n’est pas un droit en ce qui concerne le gouvernement du Kenya», a déclaré M. Burugu. «C’est mal. S’il vous plaît, laissez ces squelettes dans votre placard.»
Son ministère et le haut-commissariat du Kenya à Ottawa n’ont pas répondu à de multiples demandes de commentaires.
«Le Canada devrait en faire plus»
Les responsables canadiens, qui ont demandé que leurs noms ne soient pas publiés en raison de craintes de détérioration des relations diplomatiques, ont déclaré avoir soulevé la question en privé avec le gouvernement kényan.
Mais ils ont reconnu qu’ils n’avaient pas nécessairement le pouvoir de changer cela. Ils ont déclaré que le Canada accordait la priorité aux réfugiés LGBTQ+ en raison de la dangerosité de leurs conditions de vie.
Ottawa a tenté de résoudre le problème en se concentrant sur l’arriéré global de demandeurs d’asile au Kenya en attente d’entretiens – environ 210 000 personnes, selon le HCR. Le Canada a évoqué la manière dont davantage de financement étranger pourrait aider à résorber l’arriéré – en particulier si le Kenya simplifiait certaines de ses propres exigences.
Devon Matthews, de «Rainbow Railroad» à Toronto, croit qu’Ottawa et les organismes des Nations unies devraient faire pression sur le Kenya pour qu’il adopte une approche moins interventionniste en matière de permis de sortie, par exemple en n’exigeant plus d’entretien de détermination du statut de réfugié pour les personnes qu’Ottawa a déjà jugées admissibles à une réinstallation au Canada.
En juin 2023, Ottawa a lancé un partenariat avec «Rainbow Railroad» pour travailler avec l'organisme à la réinstallation de certains des réfugiés LGBTQ+ les plus vulnérables du monde. Mme Matthews a expliqué que le projet avait été créé en grande partie pour aider les personnes bloquées au Kenya en raison des restrictions kényanes, ainsi que de la violence dans des camps comme celui de Kakuma.
Les restrictions imposées par le Kenya ont causé des ravages pour les groupes qui cherchaient à parrainer à titre privé des réfugiés LGBTQ+ d'Afrique de l'Est, avant qu'Ottawa n'annonce la semaine dernière qu'il n'accepte plus de nouvelles demandes de parrainage privé pendant un an.
Selon Mme Matthews, les restrictions imposées par le Kenya ajoutent une pression supplémentaire sur un nombre écrasant de personnes déplacées par des lois antihomosexuels et par la violence homophobe.
«Rainbow Railroad» a enregistré 1400 demandes d'aide de l'Ouganda l'année dernière, la plupart déposées après que le pays a promulgué ce qui a été surnommé le projet de loi «Tuer les gais», qui criminalise toute identification aux communautés LGBTQ+ et autorise la peine de mort pour certains actes.
Si le groupe de Mme Matthews a aidé à payer la caution de 144 Ougandais arrêtés l'année dernière, la plupart des persécutions proviennent de citoyens. «C'est une chasse aux sorcières sanctionnée par l'État qui provoque également des violences au niveau communautaire et des violences religieuses», a-t-elle déclaré.
«Chaque fois qu’une personne est arrêtée ou battue, ou publiquement humiliée ou dénoncée, cela provoque un effet d’entraînement où tous les membres de l’entourage ou de la communauté de cette personne sont également placés dans un état de défensive extrême et dans un état de peur.»
La demande écrasante a conduit «Rainbow Railroad» à réorienter une partie de son action, passant de la réinstallation des personnes dans des pays occidentaux plus sûrs à un financement de refuges et de transports vers les pays voisins.
«Beaucoup de gens sont pris dans une course infernale: ils font le tour de l'Ouganda en essayant d’esquiver les menaces constantes. Et on ne peut pas faire ça pendant longtemps avant de décider de fuir.»
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Cet article fait partie d’une série de huit reportages d'enquête sur le recul des droits des personnes LGBTQ+ en Afrique, et sur les conséquences pour le Canada en tant que pays doté d’une politique étrangère ouvertement féministe, qui accorde la priorité à l’égalité des genres et à la dignité des personnes. Ces reportages au Ghana, au Cameroun et au Kenya ont été réalisés grâce au soutien financier de la bourse R. James Travers pour correspondants étrangers.
Dylan Robertson, La Presse Canadienne