La violence fondée sur le genre explose cinq ans après la fusillade de masse en N.-É.


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Par La Presse Canadienne, 2024
HALIFAX — La pire fusillade de masse de l'histoire moderne du Canada a commencé il y a près de cinq ans, peu après qu'un Néo-Écossais a brutalement agressé sa conjointe de fait.
Lisa Banfield a été frappée à coups de pied, de poing et étranglée par son partenaire de 19 ans dans la nuit du 18 avril 2020. Elle a eu des côtes et des vertèbres fracturées, mais a réussi à s'échapper. Au cours des 13 heures qui ont suivi, Gabriel Wortman a tué par balle 22 personnes dans une région rurale de la Nouvelle-Écosse avant que deux agents de la GRC ne l'abattent dans une station-service au nord d'Halifax.
En mars 2023, une enquête sur les meurtres a émis 130 recommandations visant à prévenir une tragédie similaire, dont plus d'une douzaine appelant les gouvernements à en faire davantage pour mettre fin à «une épidémie» de violence fondée sur le genre. Mais à l'approche de l'anniversaire des meurtres, les personnes travaillant sur le terrain affirment que les mesures prises pour mettre en œuvre ces recommandations sont insuffisantes.
«Il reste encore beaucoup de travail à faire», a déclaré Kristina Fifield, thérapeute spécialisée en traumatologie qui travaille auprès des survivantes de violence conjugale et qui est membre du comité chargé de surveiller la façon dont les gouvernements et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) répondent aux recommandations de l'enquête.
Depuis la publication du rapport de l'enquête, la violence fondée sur le sexe a fait l'objet de discussions plus approfondies et les gouvernements ont engagé davantage de fonds, a-t-elle ajouté. «Mais chaque jour, dans notre travail auprès des survivantes, nous continuons d'entendre parler de la violence, des injustices, des échecs et des trahisons du système (…) Je dirais que peu de choses ont changé.»
Hausse inquiétante
Au cours des six derniers mois, la police de la Nouvelle-Écosse a signalé une hausse inquiétante du nombre de décès dus à la violence conjugale. Depuis le 18 octobre, sept femmes ont été assassinées par leur partenaire en Nouvelle-Écosse, et le père d'une victime a également été tué.
Les données de la GRC de la Nouvelle-Écosse, de la Police régionale d'Halifax et de la Police régionale du Cap-Breton montrent que le nombre d'homicides liés à la violence conjugale dans la province l'an dernier était trois fois supérieur à la moyenne des neuf années précédentes.
«Je suis très préoccupée par cette hausse, mais pas surprise», a commenté Mme Fifield, ajoutant qu'en tant que thérapeute spécialisée en traumatologie, elle constate une augmentation de la violence fondée sur le genre, notamment des cas de contrôle coercitif et de blessures par strangulation et suffocation.
Elle a ajouté que les taux élevés de violence devraient sonner l'alarme partout au Canada, compte tenu du lien étroit établi par les chercheurs entre la violence conjugale et les fusillades de masse.
«Nous devons continuer à nous rappeler que cette fusillade de masse trouve son origine dans les longs antécédents de violence fondée sur le genre et de violence envers autrui de l'agresseur», a souligné la thérapeute.
Une étude de 2021 sur les fusillades de masse aux États-Unis entre 2014 et 2019 a révélé que 68 % des agresseurs avaient tué leur partenaire ou un membre de leur famille lors de la fusillade, ou avaient des antécédents de violence conjugale. Entre 2011 et 2021, la police canadienne a signalé 1125 homicides liés au genre de femmes et de filles, dont les deux tiers ont été commis par un partenaire intime, selon un rapport de Statistique Canada de 2023.
Les données ont également montré que la violence familiale et la violence entre partenaires intimes déclarées par la police ont augmenté de 19 % entre 2014 et 2022.
Compte tenu de ces chiffres alarmants, la commission d’enquête fédérale-provinciale — officiellement appelée Commission des pertes massives — a recommandé à Ottawa de nommer un commissaire indépendant à la violence fondée sur le genre. La Commission a indiqué qu’un commissaire pourrait diriger une approche nationale coordonnée pour évaluer la mise en œuvre des politiques fédérales et provinciales visant à éliminer la violence fondée sur le genre.
Mais deux ans plus tard, aucune mesure n’a été prise à la suite de cette recommandation clé.
Manque d'engagement des politiciens
Le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ) a rappelé l’an dernier la nécessité d’un commissaire, soulignant que des décennies de rapports et d’études ont proposé des mesures, mais que la «réalité inacceptable» de la violence demeure.
«Nous devons rendre des comptes pour garantir que tous les ordres de gouvernement prennent les mesures nécessaires à la mise en œuvre des changements qui pourraient mettre fin à la violence fondée sur le genre au Canada», a déclaré le groupe dans un rapport publié en octobre.
Kat Owens, directrice de projet du LEAF, a été plus directe: «Nous savons ce que nous devons faire. Il s’agit de le faire concrètement», a-t-elle dit, faisant référence à la nécessité d’un commissaire fédéral.
Si le gouvernement libéral de l’ancien premier ministre Justin Trudeau était ouvert à la discussion sur la nomination d’un commissaire, aucun engagement n’a été pris.
«Nous avons fait pression sur les partis pour qu’ils incluent cet engagement dans leurs plateformes avant les élections du 28 avril, mais nous ne l’avons pas encore vu», a pointé Mme Owens en entrevue.
Lorsqu’on a récemment demandé à chacun des principaux partis politiques s’ils nommeraient un commissaire s’ils étaient élus, seuls les néo-démocrates de Jagmeet Singh ont répondu directement, affirmant que le parti soutenait la recommandation «pour assurer la sécurité des communautés et des femmes».
Les conservateurs, dirigés par Pierre Poilievre, ont publié une déclaration affirmant qu'un gouvernement conservateur imposerait des peines plus sévères et des conditions de mise en liberté sous caution plus strictes aux personnes reconnues coupables de violence conjugale. Les libéraux ont récemment promis de révoquer automatiquement les permis de port d'armes des personnes reconnues coupables d'infractions violentes, y compris de violence conjugale.
Mme Owens a déclaré que si elle avait l'occasion de s'adresser directement au chef libéral, Mark Carney, ou à M. Poilievre, elle leur dirait que la violence conjugale demeure profondément ancrée au Canada. «Elle est omniprésente et ne disparaîtra pas, a-t-elle relevé. Mais nous pouvons y mettre fin, et nous savons ce que nous devons faire pour y mettre fin.»
Le problème est que le discours politique au Canada est dominé par les questions du coût de la vie depuis plusieurs années, et que la guerre commerciale en cours du président américain Donald Trump a limité la portée des discussions pendant la campagne fédérale, selon elle.
Besoin de financement pérenne
Une autre recommandation clé de l'enquête demande aux gouvernements fédéral et provinciaux de fournir un «financement d'ampleur épidémique» pour la prévention et l'intervention en matière de violence fondée sur le genre.
La thérapeute Kristina Fifield a déclaré que, bien que le gouvernement de la Nouvelle-Écosse ait récemment augmenté son financement, aucun gouvernement ne fournit le financement durable qu'exige une épidémie. «Ce secteur vit en mode survie, a-t-elle déploré. Ce financement par projets ou par subventions ne fonctionne pas.»
Au niveau provincial, la Nouvelle-Écosse a officiellement déclaré que la violence conjugale était une épidémie et a pris des engagements financiers substantiels, avec 228 millions $ alloués à des programmes de soutien aux survivantes de violence fondée sur le genre dans les deux derniers budgets.
Ann de Ste Croix, directrice générale de la Transition House Association of Nova Scotia, a déclaré que la récente décision de la province d'accorder à son organisme 17,9 millions $ sur quatre ans permettra à ses 11 établissements de se concentrer sur l'aide aux femmes et aux enfants victimes de violence sans avoir à se soucier de la collecte de fonds.
«Ce financement stabilise en quelque sorte nos opérations, nous permettant ainsi de ne pas être en mode survie, a expliqué Mme de Ste Croix, dont le groupe a aidé 4500 femmes et enfants en 2024, en exprimant l'espoir que le financement devienne permanent. Nous reconnaissons que quatre ans ne sont pas éternels.»
Mme Fifield a suggéré que les progrès dans la mise en œuvre des recommandations de l'enquête sur la violence familiale pourraient être entravés par la persistance du blâme envers les victimes.
La fille d'une Néo-Écossaise tuée par son mari en octobre confié que de nombreuses personnes continuent de se demander pourquoi sa mère n'a pas fait davantage pour sortir de cette relation violente avant son meurtre.
«Les principales questions sont: 'Votre mère a-t-elle déjà demandé de l'aide? A-t-elle déjà parlé à quelqu'un? A-t-elle déjà essayé de partir?'», a rapporté Tara Graham lors d'une entrevue lundi.
«Je ne prends pas cela comme une insulte. Mais la responsabilité continue d'être imputée à la victime» plutôt qu'à l'agresseur, a-t-elle dit.
La mère de Mme Graham, Brenda Tatlock-Burke, 59 ans, a été tuée par balle par son mari, Mike Burke, 61 ans, agent de la GRC à la retraite, qui s'est ensuite donné la mort. Le comportement coercitif et contrôlant de l'ancien agent de la GRC envers Mme Tatlock-Burke s'est intensifié au cours des années précédant le meurtre, a raconté Mme Graham, ajoutant que son beau-père contrôlait les finances et les relations de sa mère afin de la maintenir isolée.
«On ne peut pas s'attendre à ce qu'une personne confrontée à un déséquilibre de pouvoir ait la capacité de simplement se lever et de partir», a expliqué Tara Graham, ajoutant qu'elle exhorte tous les Canadiens à dénoncer les signes de violence dans les relations de leurs proches.
Son message fait écho à une conclusion de la Commission des pertes massives, qui a signalé que le «blâme des victimes» auquel Lisa Banfield a été confrontée après la fusillade a eu un effet dissuasif sur d'autres survivantes de violence fondée sur le sexe.
Katrine Fifield a déclaré entendre régulièrement des commentaires de personnes qui continuent de blâmer Mme Banfield pour la fusillade de masse, affirmant qu'elle aurait dû faire quelque chose pour arrêter son conjoint meurtrier.
Elle a confié que cela lui rappelle «à quel point nous sommes loin, à quel point la société et les gens continuent de causer beaucoup de tort en victimisant à nouveau et en isolant davantage les survivants et les victimes».
Lyndsay Armstrong et Michael MacDonald, La Presse Canadienne